Visite de l'atelier de typographie : l'impression
Il y a deux semaines, je vous ai causé longuement de composition au plomb et, quand je vous ai laissés, il y avait une double page complète et prête à imprimer sur la galée. Cette fois, je vous invite donc à regarder par dessus mon épaule pendant que je m’affaire à la transférer sur le papier à l’aide de la grosse machine que vous voyez sur la photo ci-dessous. Toutes mes excuses aux amateurs de steampunk, nous avons de belles presses anciennes à main, mais celle-ci, qui a des rouleaux encreurs électriques, garantit un encrage uniforme et régulier et permet de gagner du temps.
Préparation
Avant toute chose, il faut consolider la mise en page. Pour que l’impression se passe au mieux, il est essentiel que le bloc à imprimer soit parfaitement serré et que rien ne bouge. Encore sur mon plan de travail, j’ajoute quelques espaces fines.
Je vais maintenant travailler directement à plat, sur la machine. Je pose la galée sur la presse et je saisis fermement la mise en page en ouvrant grand mes petites mains pour la pousser doucement sur le banc. Notez que je pourrais ficeler tout ça, mais ce format reste gérable. Vous le voyez sur la photo ci-dessous, la mise en page est maintenue par de puissants aimants, et j’ai ajouté un groupe lingots sur la gauche. J’ai déterminé la position de la forme sur la presse et du papier sur le rouleau de manière à obtenir les marges de mon choix, et ces lingots sont là pour le calage au poil de fesse près (unité de précision couramment employée par les typographes).
Je vérifie une fois de plus que ma mise en page ne bouge pas en passant mon doigt sur chaque ligne un peu comme vous passiez vos dents de lait en revue dans l’espoir que l’une bouge, annonçant la visite prochaine de la souris. Je répartis encore une pincée d’espaces fines un peu partout. Je fais ensuite un tour d’encrage, c’est-à-dire que je fais passer les rouleaux encreurs sur la forme sans mettre de papier, simplement pour déposer une fine couche d’encre sur les caractères. Cette opération rend la première impression plus fiable.
Impression
Passons maintenant à la mise en place du papier :
Le papier vient se coincer sous les pinces métalliques du rouleau qui va l’entraîner. Ces pinces se soulèvent quand on appuie sur une pédale. On peut déterminer précisément la position du papier sur rouleau grâce aux graduations de la règle. Une fois qu’on sait où les choses se placent, ça va très vite. Là je mets simplement une grande feuille de brouillon pliée en quatre pour faire un tirage d’essai qui me sert essentiellement à faire une relecture attentive du texte.
Verdict : une espace manquante, un petit mot oublié (je m’en souviens, Martina me racontait ses souvenirs d’étudiante aux Beaux-arts de Prague pendant que je composais) et un caractère cassé – une ligature ff, particulièrement fragile. Je desserre les aimants et je fais les corrections sur la presse. Je vais maintenant faire un autre essai, cette fois avec le papier définitif, pour faire une dernière relecture mais aussi vérifier que le noir me convient.
Je mets sous les pinces une feuille de papier brouillon pliée en quatre et un morceau de rhodoïd. Cette épaisseur supplémentaire, déterminée de manière totalement empirique il y a quelques semaines, ajuste la pression de mon papier – qui a des caractéristiques propres – sur les caractères encrés. Je veux obtenir un beau noir, profond et uniforme, mais il ne faut pas qu’il y ait de foulage : l’encre doit rentrer dans les fibres mais le caractère ne doit pas s’y imprimer en creux ni être visible au verso.
J’en profite pour dire un mot sur l’encre que nous utilisons : l’encre typographique est devenue complètement introuvable (ou alors oui, sur Internet blabla, mais c’est pas pratique), donc nous utilisons de l’encre à taille-douce. Plus précisément, Marc mélange deux types d’encre à taille douce pour obtenir le meilleur compromis possible entre viscosité, intensité et temps de séchage. Ce n’est pas aussi beau que de l’encre typo mais ça fait drôlement bien l’affaire quand même. Ne faisons pas de chichis et passons à l’impression définitive.
J’attrape la manivelle et je pousse le rouleau qui entraîne le papier sur les caractères, et la magie se produit :
Nettoyage & rangeage
Avant de récupérer ma mise en page, je profite qu’elle est bien calée sur la presse pour débarrasser les caractères de l’encre et les rendre tout brillants de propreté. J’emploie pour cela des outils d’une sophistication délirante : une vieille brosse à dents, un chiffon et de l’essence C (c’est de l’essence à briquet, l’essence F ou white spirit n’est pas aussi efficace et laisse un film gras très cracra).
Je réquisitionne un collègue pour remettre ma mise en page sur la galée. Il ne me reste plus qu’à retourner à mon plan de travail pour distribuer, c’est à dire défaire la mise en page et replacer les caractères dans leurs cassetins respectifs. Je peux alors faire une pause café méritée et attaquer la composition de la double page suivante.
Le caractère : Inkunabula
J’utilise un caractère un peu particulier qui mérite quelques instants rien que pour lui, l’Inkunabula. Son nom vient du latin incunabula (littéralement : nourrisson, au berceau) qui a donné incunable, terme par lequel on désigne les premiers livres imprimés, produits entre 1450 et 1500. Avec son faible contraste, son côté un peu gras et rustique et son dessin très proche de l’écriture manuscrite, l’inkunabula rend hommage aux premières humanes de cette époque.
Notez le h très calligraphique, l’axe surprenant du o, l’inclinaison typique de la traverse du e, l’air penché du a, les détails des empattements des capitales : outre son intérêt historique, je trouve ce caractère plein de personnalité, de charme et de chaleur. Et – fameux coup de bol quand on y pense – nos casses d’inkunabula sont étonnamment bien pourvues en w, en y et en k. Quand on compose de l’anglais, c’est un vrai critère, les casses françaises traditionnelles étant fort rationnées de ce côté-là.
J’ai fait quelques recherches et j’ai retrouvé, sur le site du Musée de l’imprimerie de Lyon (qu’il soit ici remercié), la trace et l’histoire de ce caractère peu connu. L’Inkunabula a ainsi été le caractère emblématique de la Maison des Deux Collines, imprimerie fondée en 1918 à Lyon par Marius Audin qui a acquis la belle humane en 1922 auprès de la fonderie turinoise Nebiolo. Cette dernière connaîtra un peu plus tard ses heures de gloire grâce au créateur Aldo Novarese, auteur, notamment, de l’Eurostile. L’Inkunabula a essentiellement été employé dans des ouvrages de bibliophilie par les Éditions de l’Antilope, maison fondée par Audin, et j’en ai trouvé un autre emploi, récent celui-ci, par François Da Ros, maître d’art en typographie, toujours pour des tirages d’art.
La visite de l’atelier touche à sa fin, je vous invite à vous servir un verre de vin pour célébrer. Je pense avoir fait le tour de la question mais si vous avez des questions ou que d’autres aspects, négligés ici, vous intéressent, criez dans les commentaires.
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