Typographisme

Un site tenu par des amoureux de la typo, sur le Web comme ailleurs.

Visite de l'atelier de typographie : la composition

Comme je suis freelance, je peux employer mon temps n’importe comment, ce qui me permet par exemple de déserter mon poste de travail tous les mercredis après-midi pour aller attraper le saturnisme en buvant du bon vin – autrement dit, faire de la typographie au plomb à l’Atelier des Arquebusiers, dans le Marais à Paris.

Photo de l'atelier

Dans ce casier, des interlignes et des lingots d’épaisseurs diverses classés par longueur, de 4 à 60 cicéros (soit de 48 à 720 points). Derrière la blouse, des casses de Haas.

Pour quelqu’un qui aime les lettres autant que je les aime, sous toutes leurs formes, sur tous les supports (il faudra que je vous raconte le Kobo qu’on m’a offert à Noël, j’en suis amoureuse), faire de la typographie au plomb relève carrément de l’expérience sensuelle. Mais je ne suis pas seule dans l’atelier et je sais me tenir, rassurez-vous.

Venons-en au fait. Après un rapide sondage sur Twitter, il est apparu que vous seriez furieusement intéressés par un mini-reportage sur la typo au plomb. Je vous propose donc une petite visite de l’atelier en deux parties : une première sur la composition, et la seconde, sans doute la semaine prochaine, sur l’impression.

Jeu : de grandes photos se sont cachées sous les petites. Sauras-tu les retrouver ? Un indice : utilise ta souris !

Cette année, j’ai entrepris de composer et d’imprimer à une quinzaine d’exemplaires un long poème de P. B. Shelley, The Masque of Anarchy, qui sera sans doute (si le temps le permet) accompagné d’un ou deux autres poèmes politiques en anglais. Pour éviter trop de complications côté imposition, le « livre » sera simplement une pile d’in-folios. Je compose donc à chaque fois une double page, et chaque page comprend quatre strophes du poème. Si je vous raconte tout ça c’est pour que vous sachiez un peu de quoi causent les photos.

Matériel de composition : galée, casse, brucelles, composteur

Faisons d’abord un petit tour du bazar nécessaire pour composer un texte. Sur la jolie photo ci-dessus, vous voyez :

  • Sur la gauche, un bout de la galée, plateau en métal sur lequel on place le texte composé au fur et à mesure.
  • Sur la droite, la casse, où sont rangés tous les caractères. En l’occurrence, c’est de l’inkunabula en corps 12.
  • Sur la casse sont artistiquement disposés le bouquin du texte que je compose, une pince à épiler géante qu’on appelle « brucelles » (qui n’épile pas bien du tout mais est très pratique pour attraper les petits caractères et les espaces fines) et un composteur, réglette en métal dotée d’une butée ajustable sur laquelle on compose quelques lignes avant de les placer sur la galée.
  • La casse et la galée sont posées sur le plan incliné d’un meuble d’imprimerie qui contient lui-même des tas de casses.
Vue de l'atelier, meuble d'imprimerie avec casses

La casse est divisée en cassetins. Si les casses présentent toutes environ la même organisation, on peut constater quelques variantes d’un caractère à l’autre. Les plus grandes variations s’observent entre deux casses d’origine géographique différente (tout comme il existe des claviers Qwerty et des claviers Azerty). J’ai placé les indications de mémoire, d’où les trous, vous me pardonnerez.

Casse d'inkunabula, légendée

J’ai décidé de la mise en page de mon livre au début de l’année. J’ai choisi le format, défini les marges, sélectionné un joli papier vergé ivoire pas super pratique pour l’impression mais ravissant. Une fois tous ces paramètres déterminés, il ne me reste plus qu’à composer chaque double page. Vous le voyez ci-dessous, de gros lingots définissent l’empagement.

Double page en cours de composition

Ma largeur de justification est de 20 cicéros, je compose en corps 12 avec 2 points d’interlignage. Je place donc sur le composteur un interligne de 2 points d’épaisseur et 20 cicéros de long et je compose la dernière ligne d’une strophe. En effet, vous pouvez voir sur la photo que je compose de bas en haut, et le composteur est assez haut pour contenir une strophe complète. On peut tenir le composteur dans la main gauche et placer dessus les caractères de la main droite (ou l’inverse, ami gaucher). Je ne sais pas si je suis déformée par le clavier, mais moi je compose avec les deux mains : je pose le composteur au bas de la casse, et je prends un ou deux caractères dans chaque main à la fois. Une fois qu’on a pris l’habitude, on peut aller assez vite (et c’est moins fatigant).

Composteur

Texte en cours de composition sur le composteur. Le petit lingot placé tout à droite me permettra de saisir le bloc de texte pour le placer sur la galée.

Lorsque la ligne est composée, j’ajoute des cadrats pour la compléter jusqu’au bout de la largeur de justification. Je fais cela relativement grossièrement pour que ça se tienne, je fignolerai juste avant l’impression. Quand j’ai toute ma strophe, je la fais glisser sur la galée sans tout foutre par terre parce que ce serait rageant, vraiment. Et au bout d’un moment, le miracle se produit : j’ai une double page terminée.

Double page terminée

J’ajoute encore quelques lingots pour bien caler la mise en page. La semaine prochaine, ce bel agencement ira sur la presse. Voici un avant-goût du résultat que j’obtiendrai à la fin :

Page imprimée

Une autre double page du même livre.

Voilà pour l’étape de la composition. En termes de temps, je compte environ trois heures de travail pour la composition de toute la double page. Si vous avez des questions sur cette première partie, n’hésitez pas, les commentaires sont là pour ça. Sachez aussi que je ne prétends pas du tout avoir une approche orthodoxe de la pratique typographique : vous aurez peut-être vu d’autres gens travailler différemment. Je vous ai simplement décrit ma manière de procéder. La semaine prochaine, je vais imprimer la double page que vous voyez là et j’en profiterai pour vous raconter comment ça se passe. Ce sera aussi l’occasion de regarder le caractère que j’emploie d’un peu plus près (je l’aime beaucoup).


Une dernière chose avant de vous laisser : un grand merci à Martina, qui dirige l’atelier, et à mes précieux collègues Marc et Charles qui m’apprennent à faire tout ça. Marc a travaillé toute sa vie dans l’imprimerie, Charles est un traducteur-poète-germaniste passionné. Ils sont là avant tout pour le plaisir et pour l’amour de la typographie. Leur exigence et leur souci du détail rendent leur conseils inestimables. Et puis merci à tous les autres aussi, celles et ceux qui apprennent en même temps que moi, créent des choses étonnantes, racontent des tas d’histoires et sont toujours, toujours prêts à ouvrir une bouteille lorsque l’après-midi touche à sa fin, parce que certaines traditions doivent être respectées.

Addendum : la suite de la visite est publiée, par ici pour l’impression !

dans Histoire Par Anne-So