Typographisme

Un site tenu par des amoureux de la typo, sur le Web comme ailleurs.

Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur Eurostile

Ami internaute, développeur, graphiste peut-être, enfin bref, vous, derrière l’écran, vous lisez en ce moment même le premier d’une longue série d’articles consacrés aux caractères typographiques. Ah, ça, la typographie… Vous en avez entendu parler, vous avez certainement déjà lu pas mal de livres à son sujet, et vous pensez sûrement en connaître un bout sur les Garamond et autres Helvetica… Mais en toute honnêteté, entre nous, là, sérieusement… En êtes-vous si sûr que ça ? Savez-vous réellement pourquoi le Gill Sans est plus chaleureux et lisible que le Futura ? Connaissez-vous le nom du type qui a passé sa vie à peaufiner le dessin du Franklin Gothic? Quand vous voyez le logo d’Easyjet, pouvez-vous expliquer du tac au tac la raison pour laquelle il a l’air franchement cheap ? Oui ? Bon, alors effectivement vous n’avez rien à faire ici. Mais si d’aventure vous faites encore partie de la très grande majorité de ceux qui voient les caractères sans les connaître et qui les choisissent encore au petit bonheur, alors, peut-être, ces articles vous intéresseront.

Que va t-on y trouver ? Des caractères typographiques, bien sûr – un par article. Les artistes ayant dessiné ces caractères seront présentés, leur vie sera brièvement exposée, car il est juste que l’on garde à l’esprit le nom de celui ou celle qui a parfois dédié sa vie entière à concevoir cet outil de travail essentiel, et qui le plus souvent disparaît des mémoires au bénéfice de sa création (la typographie, discipline difficile, est vraiment ingrate). Il y aura des exemples en situation et un rappel du contexte social et historique entourant la création des caractères présentés, ainsi qu’une évocation de leurs connotations de base, des conseils d’utilisation suivant que l’on veuille souligner le propos ou au contraire suggérer autre chose. Car chaque caractère, au-delà de sa forme, possède son propre passé, véhicule un bagage culturel, historique et social, crée par sa seule présence sur une page web, au-delà du sens des mots écrits, une véritable ambiance qu’il serait pour le moins regrettable d’ignorer. De ce fait, il influe directement sur l’interprétation du texte et implique de la part du développeur ou du graphiste une bonne connaissance de la sémantique des caractères.

Voilà… Si donc tout cela vous intéresse, alors allons-y, et commençons avec…

Eurostile

eurostile-novarese.pngAldo Novarese voit le jour le 29 juin 1920 à Pontestura, dans le Piémont, au nord de l’Italie. Il s’initie très tôt aux techniques de la gravure sur bois et sur cuivre et à la lithographie puisque c’est à 11 ans seulement qu’il entre à la Scuola Arteri Stampatori, en 1931, où il restera deux ans. Il part ensuite à Turin où il intègre la Scuola Tipografica Giuseppe Vigliandi Paravia, de 1933 à 1936 ; il y apprend le dessin de caractères, ce qui lui permet de se faire engager comme typographe à la Fonderie Nebiolo de Turin en 1936, alors qu’il n’a que 16 ans. Il reçoit deux ans plus tard la médaille d’or du concours national des jeunes artistes italiens, mais ses convictions l’amènent à rejoindre le maquis pour combattre les fascistes en 1943, mettant sa carrière entre parenthèses.

Il retourne à la fonderie Nebiolo à l’issue de la guerre et, parallèlement à ses activités de dessinateur de caractères, il retourne en 1948 à la Scuola Tipografica Giuseppe Vigliandi Paravia de Turin, d’où il est lui-même sorti quelques années auparavant, en tant que professeur de design graphique. Il succède à Alessandro Butti – avec qui il a cosigné ses premières polices typographiques – à la direction artistique de la fonderie Nebiolo en 1952 et passera les vingt années suivantes à suivre ou anticiper les besoins du marché avec perspicacité et talent en créant pas moins d’une centaine de caractères qui, toujours, semblent arriver à point nommé pour répondre à une attente ou suivre la mode du moment. Parmi ses caractères les plus connus et utilisés, en dehors des typographies dessinées en réponse au succès de caractères concurrents et donc peu originales (Egizio, Ritmo, Recta, Torino, Garaldus…), citons Oscar, Stop (superstar des livres de science-fiction et des autocollants de skate-board, emblème des seventies) ou encore Nadianne.

Quelques logos composés en Eurostile

Quelques logos composés en Eurostile.

Ses créations sont très différentes les unes des autres et elles évoquent leur environnement immédiat (société, littérature, courant artistique…) avec une telle force qu’il est difficile de les utiliser après quelques années seulement : victimes de leur succès et de leur utilisation abusive dans un laps de temps précis, elles sont trop fortement connotées et vieillissent mal. Elles finissent par disparaître avec les changements de mode. Résultat : des centaines de caractères dessinés par le prolifique Aldo Novarese, quelques dizaines seulement ont été numérisés ; mais parmi eux, deux en particulier méritent l’attention. ITC Novarese (1978), tout d’abord, est une Garalde remarquable aux empattements fins à faible contraste, un caractère original possédant une forte personnalité qui rend hommage aux débuts de la typographie en proposant une italique sans majuscules, comme cela était le cas avec les premières italiques d’Alde Manuce au début du XVIe siècle à Venise.

Ensuite, et surtout, le Microgramma, dessiné en 1952 sous la direction d’Alessandro Butti, un caractère de titrage large ne comportant que des majuscules. Aldo Novarese avait en tête de dessiner un alphabet reflétant les avancées technologiques et le design mobilier qui fait une entrée en force dans les foyers et le paysage urbain de ce début des années 1950, et il note une constante, ce rectangle aux lignes et aux coins arrondis que l’on retrouve dans l’omniprésente télévision, dans les hublots des avions, et jusque dans l’architecture moderne de Le Corbusier et de ses immeubles. Il part donc de cette base pour construire chacune de ses lettres, et face au succès et à la demande de la communauté graphique internationale, il dessine plusieurs variantes (condensé, Light…) et surtout ajoute une minuscule à son caractère qu’il ressort en 1962 sous le nom Eurostile (souvent écrit Eurostyle par erreur).

Eurostile dans 2001

La facture de la vidéo communication passée dans le vaisseau spatial de 2001, Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick. On notera l’importante augmentation du prix des télécommunications à longue distance depuis 2001.

Cette typographie a plusieurs connotations évidentes : les années 1960 et 1970 et la technologie et l’architecture qui y sont associées, les débuts de la télévision, la conquête de l’espace, la science-fiction (on le retrouve notamment dans la série Star Trek et dans le film 2001 : Odyssée de l’espace), et on y associe plusieurs adjectifs : fort, viril, masculin, imposant, rétrofuturiste, populaire, contemporain. À la fois moderne et intemporel, son succès ne se démentira pas au cours des années 1970 et 1980 – sa présence dans les catalogues de lettres transfert Letraset y sera pour beaucoup – et Microsoft, le proposant en 1997 au sein de sa suite Office, lui assure la pérennité ; il ne subira toutefois pas trop d’utilisation abusive, étant généralement exploité avec talent et pertinence. Ayant, à l’instar de l’Helvetica ou de l’Avant-Garde, été beaucoup employé par l’univers de l’art contemporain, il a acquis une nouvelle connotation élitiste et design qui se trouvera renforcée par une composition adéquate ; mais comme on peut le voir dans la charte graphique de TF1 ou sur les pochettes de compilations de musique dance, son côté populaire est également toujours vivace et efficace.

Eurostile dans Moon

Image extraite du film Moon de Duncan Jones, dont le décor (aussi réussi que le film) est largement inspiré de ceux de 2001 ou de Star Wars.

Aldo Novarese se lie d’amitié avec Maximilien Vox et participe dès les années 1950 aux Rencontres internationales de Lure, où il proposera sa propre classification de caractères la même année que ce dernier, mais avec moins de succès. Couvert de récompenses (Prix ITC en 1966, Compasso de Oro en 1979…), il rédige deux ouvrages de typographie (Alpha Beta et Il signo alfabetico), cesse d’enseigner en 1957 et quitte la fonderie Nebiolo en 1975 pour devenir graphiste et typographe indépendant. Il travaillera pour Linotype, ITC, Berthold ou encore Agfatype, pour qui il dessinera son dernier caractère, le Central, en 1995. Il décède le 16 septembre de la même année à Turin.

Mots-clés : années 1960, années 1970, architecture, télévision, informatique, espace, science-fiction, fort, viril, masculin, imposant, rétrofuturiste, populaire, technologique, contemporain, moderne, artistique, élitiste, design.

Vous pouvez retrouver cet article (et plein d’autres) dans le livre de David Rault Guide de choix typographique aux éditions Atelier Perrousseaux.

dans Portrait de caractère Par David Rault