Typographisme

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Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur Baskerville

Ami lecteur, tu as donc lu le formidable article sur l’Eurostile et tu trépignes d’impatience à l’idée de découvrir encore plein d’anecdotes croustillantes et d’apprendre moult détails passionnants sur une autre typographie, confortablement assis dans ton fauteuil IKEA devant Typographisme.net, un site tenu par des amoureux de la typo, sur le Web comme ailleurs, une bonne tasse (Paris-Web sans doute) de café au lait à la main? Eh bien ça tombe plutôt bien finalement, car c’est reparti pour un tour, et cette fois ci c’est au tour de ce bon vieux…

Baskerville

Portrait de BaskervilleJohn Baskerville naît en 1706 à Wolverley, en Angleterre. Il s’installe à Birmingham à l’âge de 19 ans et se lance dans une carrière qui mêle l’artistique et la technique, deux domaines qu’il maîtrise parfaitement : après avoir été graveur d’inscriptions funéraires et vernisseur (cette dernière occupation lui apportant même une véritable fortune), il se tourne vers sa passion, la calligraphie, et commence à s’intéresser de près à la typographie. Il achète un terrain de huit acres (environ 4 ha) dans un quartier huppé de Birmingham, Easy Hill, où il fait construire une grande propriété. C’est à la même époque qu’il rencontre Sarah Eaves, une femme divorcée et mère de quatre enfants avec laquelle il s’installe, envers et contre les règles en vigueur dans l’Angleterre très puritaine d’alors.

Il ouvre sa propre imprimerie en 1750 et y fait graver par son associé, John Handy, un caractère inspiré du Romain du roi de Grandjean et de ceux de William Caslon, en les améliorant selon ses propres principes de perfection : membre de la famille des Réales, le Baskerville puise son tracé dans les influences humanistiques du Garamond mais se démarque de son aïeul dans la rationalisation de la forme ; de même que les empattements rapetissent, l’axe des lettres devient vertical, marquant là une rupture radicale avec le dessin des caractères issus de l’héritage calligraphique. Ses connaissances pointues dans le domaine de la technique poussent John Baskerville à innover également dans un autre domaine : désirant donner à ses caractères le meilleur support possible, il contribue à améliorer la texture des encres d’imprimerie, leur donnant un aspect noir intense, et il travaille main dans la main avec le fabricant de papier James Whatman pour créer le papier vélin, plus surfacé que le papier vergé. Perfectionniste, Baskerville ira jusqu’à faire lustrer au fer à repasser les feuilles de papier avant impression, ce qui donnera à ses éditions un aspect d’absolue perfection, jamais vue jusqu’alors.

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La Bible que John Baskerville imprima en 1763 (détail)

C’est en 1757 que paraît le premier ouvrage de cette qualité, une édition de Virgile ; il sera suivi par des textes classiques de la littérature anglaise jusqu’en 1758, année où Baskerville est promu imprimeur de l’université de Cambridge. Il y éditera notamment une magnifique bible en 1763, un comble pour cet athée convaincu. Il se marie avec Sarah Eaves en 1764 et se lie d’amitié avec l’imprimeur et scientifique Benjamin Franklin, qui emportera les caractères de Baskerville et ceux de William Caslon aux très récents États-Unis d’Amérique, ce qui explique leur présence (ainsi que celle des caractères du Français Pierre-Simon Fournier) dans les premières publications fédérales américaines et sur la déclaration d’Indépendance.

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La page de titre du Virgile de Baskerville, et le monument qui lui rend hommage à Birmingham (érigé après que la ville a, paraît-il, réussi à identifier le tas d’ossements élégamment jeté quelques années plus tôt dans une fosse commune)

John Baskerville décède en 1775 et se fait enterrer dans son jardin, à Birmingham. Il sera déplacé plusieurs fois par la suite et repose actuellement dans les catacombes du cimetière de Warstone Lane, tout près d’un monument érigé récemment en son honneur. À sa mort, sa femme vend ses poinçons à Caron de Beaumarchais qui s’en sert pour éditer les œuvres complètes de Voltaire, puis la Gazette Nationale, en pleine Révolution. Les poinçons seront alors rachetés par la famille Didot, puis par Charles Peignot, qui les restituera lui-même à l’imprimerie de l’université de Cambridge en 1953.

Le Baskerville tombe vite en disgrâce au profit de ses concurrents au tracé radical, les Bodoni et autres Didot, et il faudra attendre 1920 pour que le typographe Bruce Rogers le redécouvre et le remette au goût du jour, ce qui attise la curiosité des grandes fonderies de caractères. Monotype sort sa version du Baskerville en 1923, redessiné d’après un exemplaire des Comédies de Terence publié en 1772, et Linotype sort sa propre version quelques années plus tard en se basant directement sur des poinçons originaux de plus petite taille. Quelques différences subsistent entre les deux versions, ce qui est logique car il était impossible à l’époque de tailler deux fois le même caractère sans qu’il y ait de petites différences. Redessiné, réinterprété et distribué maintes et maintes fois lors des décennies suivantes, le Baskerville est désormais disponible auprès de Linotype, Berthold (ces deux derniers étant les plus répandus aujourd’hui), Bitstream, Mecanorma, Scangraphic… Les puristes se tourneront sans doute vers la version de Frantisek Storm nommée John Baskerville, basée sur la bible et le Virgile, particulièrement destinée aux textes longs. Zuzanna Licko réinterprétera également le caractère en lui donnant un aspect plus féminin et précieux, et en le nommant Mrs Eaves, en hommage à la compagne du typographe.

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Quelques couvertures de livres de la collection Folio de Gallimard, composés en Baskerville (maquette de Massin)

Le Baskerville est souvent appelé caractère de transition car il se trouve, tant sur le plan historique que sur le plan stylistique, à mi-chemin entre un Garamond chaleureux et proche de la calligraphie, et un Bodoni froid, rigide et austère : sa construction géométrique apporte stabilité et sérieux tandis que son tracé d’origine humanistique lui confère élégance, classe et lisibilité. Il peut s’utiliser en titrage, ses lettres ne souffrant pas du passage en grande taille et possédant plus de personnalité qu’un Times, par exemple, mais il reste avant tout un caractère de labeur, conférant un côté traditionnel et agréable aux mises en page de textes immersifs, romans et autres, où il marquera toutefois plus de distance avec le sujet qu’une Garalde. Un inconvénient toutefois : le Baskerville est un caractère qui chasse beaucoup, il faut simplement le savoir et en tenir compte (cela ne veut pas dire qu’il prend son fusil et qu’il part le dimanche matin chercher des lapins en forêt, mais qu’il occupe plus d’espace sur la ligne qu’un autre caractère à taille identique).

Enfin, une anecdote intéressante pour tous ceux à qui le mot Baskerville sonne étrangement familier : Sir Arthur Conan Doyle a vécu à Birmingham, et c’est pour rendre hommage à John Baskerville qu’il nommera les maîtres de son étrange chien du même patronyme que le typographe… Et c’est pour rendre hommage à Sherlock Holmes que Umberto Eco nommera son détective médiéval William de Baskerville dans Le Nom de la Rose.

Mots-clés : littéraire, aristocratique, élitiste, académique, sérieux, austère, classique, beau, traditionnel, noble, ancien, élégant, classe.

Vous pouvez retrouver cet article (et plein d’autres) dans le livre de David Rault Guide de choix typographique aux éditions Atelier Perrousseaux.

dans Portrait de caractère Par David Rault