Typographisme

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La typographie asymétrique de Jan Tschichold [2]

Dans le précédent billet, j’ai tenté de présenter assez rapidement le contexte dans lequel a émergé la nouvelle typographie dans les années 20. Il me semble éclairant et pertinent d’explorer les recommandations – parfois très précises – faites par Tschichold à l’époque, dans la mesure où elles permettent de mieux cerner les préoccupations des designers de l’époque.

Les caractères

Les caractères doivent être simples et clairs, et c’est pourquoi on privilégie les grotesques qui, bien qu’apparues dès le début du XIXe siècle en Angleterre, font l’objet de recherches intensives dans les années 20 et 30.[1] Ils présentent l’avantage d’être dépouillés des « ornements inutiles » que sont les empattements ; leur nouveauté les affranchit de toute connotation historique ou nationale. Enfin, grâce à leur large éventail de graisses, ils offrent de plus grandes possibilités expressives et contribuent, par la variété des densités de gris que l’on peut en obtenir à l’image abstraite recherchée par la nouvelle typographie.

En la matière, Tschichold est un grand admirateur d’Eric Gill et de son Gill Sans, aux caractères bien différenciés ; il s’en inspire d’ailleurs pour créer le Uhertype Grotesk, première police destinée à la photocomposition, entre 1933 et 1936. Sa démarche illustre parfaitement l’idée de l’époque qui veut que l’on accompagne le progrès technique en cherchant sans cesse à l’améliorer.

Tschichold, version numérique du Uhertype

Le Tschichold, version numérique du Uhertype dessinée par Thierry Puyfoulhoux. L’influence du Gill Sans est très nette.

Dans sa remise en cause de la typographie du XIXe, ce cher Jan ne jette pas le bébé avec l’eau du bain : les meilleurs caractères traditionnels sont tout à fait utilisables dès lors que l’on respecte l’impératif de contraste et de variété de la nouvelle pratique. L’auteur dresse la liste des alphabets à conserver :

  • Bembo, Garamond, Caslon, Baskerville
  • Bodoni, Walbaum, Didot, Fat face
  • Old Black, Fleischmann Dutch blackletter, Schwabacher[2]
  • Et les mécanes, plus récentes, à réserver au titrage pour justement donner une tonalité plus moderne à une composition en types classiques.

Remarque :
Tschichold aborde rapidement la question du lettrage à la main qui, dans la publicité, offre pléthore de possibilités supplémentaires. Son aspect dessiné peut d’ailleurs susciter un contraste intéressant avec la netteté et la rationalité du caractère typographique. Attention cependant aux caractères ombrés et faussement tridimensionnels, qui contredisent la nature fondamentalement bidimensionnelle de la nouvelle typographie et sont donc à bannir.

Ses recommandations en matière de titrage et d’associations de polices sont très précises et révélatrices des problématiques qui animent le milieu de design de l’entre-deux guerres.

Les mécanes ne peuvent être utilisées qu’en titrage, en combinaison avec un caractère à empattement romain ou italique, de préférence lorsque le titre est aligné à gauche et non centré. Les sans, quant à elles, ne doivent pas être mélangées : les différentes graisses doivent être envisagées comme des caractères différents. Si l’on a fait le choix d’une grotesque pour le texte courant, les titres seront composés en bas-de-casse et en gras plutôt qu’en capitales, pour des raisons de lisibilité mais aussi de connotations sociales, l’opposition entre capitales et bas-de-casse reproduisant la relation entre bourgeoisie et prolétariat. Parce qu’elles doivent être espacées, les capitales sont d’ailleurs plus difficiles à composer, ce qui contrevient aux principes d’efficacité et de simplicité de la composition mécanique.

On le voit, les choix typographiques s’appuient sur des considérations à la fois d’ordre fonctionnel, esthétique, et politique (au sens le plus large). Ce dernier aspect est naturellement indissociable de la pratique typographique depuis qu’elle existe (ce n’est pas un hasard si François Ier a fait momentanément interdire l’imprimerie) mais son importance varie selon les époques. Les années 20 et 30 voient émerger, en Europe et en Russie, de nouveaux paradigmes sociaux et politiques : il est naturel que la typographie, faite pour matérialiser les pensées les plus profondes comme les plus légères de son temps, se fasse l’écho de ces bouleversements.

Les recommandations relatives à la composition et la mise en page témoignent quant à elles de préoccupations plus strictement graphiques et typographiques, et visent à rectifier une pratique qui s’est dégradée tout au long du siècle passé.

La composition

Les règles de la nouvelle typographie s’appliquent autant à la composition mécanique que manuelle. Si la composition à la main reste un modèle, les limites de la machine peuvent être bénéfiques : les règles et obligations de la nouvelle typographie ont aussi pour objet de rationaliser la pratique, et de rendre possible et facile la composition des travaux les plus complexes.

Généralités

Les productions de mauvaise qualité de l’époque précédente étaient en effet caractérisées par une composition trop relâchée : à l’inverse, Tschichold préconise une composition serrée, dans laquelle l’espace inter-mot ne dépasse pas le tiers de cadratin et l’augmentation de l’interlettrage est définitivement proscrit.[3]

Une composition serrée ne doit pas pour autant être tassée : l’espace qui sépare les lignes doit être plus grand que celui qui sépare les mots et toutes les compositions doivent être convenablement interlignées[4] (par exemple, un interligne de 11 pt pour une « sans » en corps 8). L’interlignage dépend également de la quantité de blanc qui entoure le bloc de composition et de la couleur que l’on cherche à obtenir.

On privilégiera la composition en drapeau – indispensable si les lignes font moins de 6 mots – et on évitera les lignes de plus de douze mots (attention, c’est un Allemand qui parle). La symétrie étant, je le rappelle, synonyme d’immobilisme, il est indispensable d’aligner les titres à gauche. S’ils s’étendent sur plus d’une ligne, on les coupera en fonction du sens des mots, en évitant que les deux lignes obtenues soient de même longueur.

Je ne m’attarde pas plus longtemps sur ces recommandations et vous fais grâce de la mise en forme des tableaux et de l’emploi des filets (ou alors très vite : moins il y en a, mieux ça vaut, les filets ne sont pas là pour faire joli). Les réflexions de Tschichold sur le livre sont, à mon sens, plus fertiles pour le lecteur d’aujourd’hui.

Le livre

À l’origine, le livre imprimé était une imitation du livre manuscrit, dont il s’est progressivement libéré des conventions. Pour Tschichold, les vrais pères du livre moderne sont des imprimeurs tels que Baskerville, Didot, Bodoni et Göschen. L’auteur voit dans les livres de son temps une connaissance superficielle et inadéquate des règles classiques, ou bien une obéissance trop spécialisée et pédante, tout aussi néfaste dans sa stérilité : il faut trouver de nouvelles manières de faire des livres avec les moyens de l’époque et dans son esprit.

Ainsi, certaines prescriptions de Tschichold sont fidèles à la tradition typographiques et d’autres tout à fait nouvelles, voire un peu gebrücklich pour l’époque. Mais toutes ont en commun la rigueur avec laquelle elles doivent être appliquées. Il arrivait sans doute à Jan de rire, mais ce n’était certainement pas quand il écrivait ses bouquins.

Tschichold promeut ainsi le respect rigoureux des règles de détermination du rectangle d’empagement. Le début des paragraphes doit être marqué par une indentation d’un cadratin, et on n’hésitera pas à raccourcir un peu une page pour éviter une veuve disgracieuse, ce que faisaient en leur temps les premiézimprimeurs[5] conscients que la tête d’une page, plus visible, doit faire l’objet d’une attention plus grande que son pied. Les débuts de chapitres doivent être marqués par un blanc visiblement plus important que la marge supérieure. Jusque là, rien de révolutionnaire, on est plus dans l’esprit du rappel à la loi.

Tschichold souligne particulièrement l’impact de la position du folio qui peut rendre les marges invisibles ou les mettre en valeur et créer une tension – essentielle dans la nouvelle typographie, selon qu’il est intégré au bloc de composition ou qu’il en est distant. D’autre part, il bannit le centrage le centrisme la symétrie jusque dans les pages de titre du livre – pages dont la composition doit, naturellement, s’harmoniser avec celle des pages de contenu. Il prône également l’abandon de la lettrine ornementale en début de chapitre. Si vraiment on y tient, elle ne doit pas s’élever sur plus de deux lignes et ne doit surtout pas succéder à un titre en gras.

C’est sur ces dernières consignes que Tschichold reviendra quelques années plus tard pour en dénoncer la stérilité. Dans Livre et typographie, dont j’espère avoir l’occasion de vous parler un peu plus tard, il prend du recul sur les recherches conduites à cette époque et opère une synthèse véritablement lumineuse pour quiconque s’intéresse à la composition du livre.

Mais n’allons pas trop vite en besogne : contentons-nous, pour l’instant, de conclure sur les quelques réflexions de l’auteur concernant l’emploi de l’espace.

L’espace

Dépourvus de l’ornement, le caractère et le texte constituent les véritables éléments de la conception, qui consiste à dessiner une forme graphique.

Il existe toujours plusieurs manières d’agencer de multiples éléments. On commence par regrouper les éléments de façon à obtenir trois groupes, en tenant compte des habitudes de lecture dans le placement des éléments. Les intervalles qui séparent les éléments sont aussi importants que les éléments eux-mêmes. Ces intervalles doivent être inégaux pour être reconnaissables, et ils doivent être en accord avec la cohérence, ou au contraire, l’absence de cohérence, des différentes parties du texte. Ils entretiennent enfin un rapport avec l’interlignage appliqué au sein des différents groupes.

Dans la mesure où le positionnement centré est à proscrire dans une typographie asymétrique, les marges de gauche et de droite doivent être visiblement différentes. De façon générale, en matière de composition, on cherchera toujours à faire surgir un contraste clairement défini, seul apte à donner une vie propre aux différents éléments et à générer des relations et des tensions, pour un impact maximal.


Lorsque paraît cet ouvrage, Tschichold a affiné et approfondi les concepts de la nouvelle typographie, et maîtrise à ce titre les facteurs de contraste et de dynamisme dans la composition typographique, ce qui explique le niveau de détail de ses prescriptions.

Le ton de l’auteur semble souvent dogmatique : toutes ses règles sont motivées et argumentées, elles deviennent donc des nécessités. C’est pourtant ce même souci de légitimer la règle qui va pousser Tschichold à remettre en cause ses propres préceptes quelques années plus tard : dans un monde à nouveau bouleversé par une guerre mondiale, le typographe va prendre du recul et chercher à dégager des principes universels, et non plus des règles ancrées dans leur temps.

Ah oui tiens
Je cause, je cause, et je ne suis même pas sûre de vous avoir donné les références exactes de l’ouvrage. Le titre d’origine est Typographische Gestaltung. Il n’a pas été traduit en français mais il existe en anglais sous le titre Asymmetric Typography, chez Reinhold. La traduction date des années 1960 et a été faite par Ruari McLean : c’est donc en toute confiance que vous pouvez l’utiliser. Dois-je le préciser ? Asymmetric Typography est épuisé et très difficile à trouver. Si vous avez une bibliothèque un peu costaude à portée de main, tentez votre chance. Coup de bol, à portée de ma main j’avais la Bibliothèque du Centre Pompidou, et la chance m’a souri.

  1. On pense bien sûr au Futura de Paul Renner ou au caractère universel d’Herbert Bayer (je renvoie vers les articles en anglais, les versions françaises étant honteusement maigres) (oui je sais que j’ai le droit de cliquer sur le bouton « Éditer »). [retour]
  2. Encore une preuve, s’il en était besoin, de la place importante qu’occupent les caractères dits « gothiques » dans la typographie allemande à l’époque. Détail amusant (ouais bon), ce sont les Nazis qui chercheront à mettre fin à cette pratique. [retour]
  3. L’interlettrage était couramment employé pour traduire un soulignement, là où Tschichold recommande l’usage du gras ou de l’italique (comme nous le faisons aujourd’hui). Seules les fraktur, qui n’ont ni l’un ni l’autre, peuvent être espacées. [retour]
  4. Là encore, les fraktur sont l’exception qui confirment la règle. Pensez-y la prochaine fois que vous composerez une somme théologique en Schwabacher. [retour]
  5. La carte « premiézimprimeurs » envoie instantanément tous les monstres de l’adversaire au cimetière et l’immobilise pour trois tours. [retour]

dans Lectures Par Anne-So