Typographisme

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La typographie asymétrique de Jan Tschichold

Si l’on veut prendre la mesure des transformations profondes qu’a connues la typographie tout au long du XXe siècle, les travaux et les écrits théoriques de Jan Tschichold sont très éclairants ou, plus simplement, indispensables. C’est lui qui, en 1925, synthétise en une sorte de manifeste les pistes nouvelles explorées par les constructivistes et le jeune Bauhaus, avec « Elementare Typographie », publié dans une édition spéciale de la revue Typographische Mitteilungen. Il consolide et développe ses idées dans un livre paru en 1928, Die neue Typographie, dans lequel il réaffirme la supériorité des caractères sans empattements et de la composition asymétrique, et plaide en faveur de la standardisation des formats de papier.

Jan Tschichold, Die Neue Gestaltung

Manifeste de Jan Tschichold dans Typographische Mitteilungen, octobre 1925 (fac-simile)

Il publie enfin Typographische Gestaltung en 1935, sorte de manuel ou de canon typographique, que nous aborderons dans le détail dans un prochain article afin d’avoir une idée précise de ce que signifie la Nouvelle Typographie dans son application concrète. Mais auparavant, essayons de voir dans quel contexte la Nouvelle Typographie a fait son apparition pour en comprendre la théorie.

Au XIXe siècle, décadence et nouvel élan

Le XIXe siècle n’est pas la meilleure période qu’ait connue la typographie. La pratique s’est affaiblie depuis les années 1830 ; la course à la nouveauté et le penchant de ce siècle pour l’ornement ont entraîné à la fois une détérioration du dessin des caractères et une surabondance de fioritures frôlant parfois le mauvais goût, l’atteignant souvent et le dépassant même dans de grands élans lyriques pour toucher au non-sens total.[1] La composition, souvent trop lâche dans le livre, perd en rigueur ; les marges, quant à elles, sont rarement suffisantes et proportionnées.

Les choses commencent à changer vers la fin du XIXe. William Morris, un Anglais formidable dont je vous parlerai certainement un autre jour, tente avec le Golden Type de ressusciter les caractères de Jenson (ou plutôt de Jacques Le Rouge mais bref). Son imprimerie, la Kelmscott Press, publie des ouvrages d’une grande beauté, basés sur les canons de composition des premiers imprimeurs. Ils présentent toutefois le défaut d’être trop grands, sombres et ornementés (dans l’esthétique Arts & Crafts), et leur production artisanale – réaction à la Révolution industrielle – les rend excessivement coûteux.

Double page du Chaucer de William Morris, publié en 1896.

Double page du Chaucer de William Morris, publié en 1896. Il s’agit véritablement du chef d’oeuvre de la Kelmscott Press.

En Allemagne, l’imprimeur Carl Ernst Poeschel (1874–1944), influencé par les pratiques anglaise et américaine, parvient à faire reconnaître le style classique comme le meilleur. Il rétablit l’usage du Walbaum et de l’Unger, une didone et une fraktur[2] du début du XIXe, et l’on assiste à une renaissance d’autres grands caractères classiques comme le Garamond et le Didot, entre autres. En réaction à la typographie exubérante du siècle qui vient de s’achever, on observe dans les ouvrages du début du XXe siècle la mise en application du principe d’unité de caractère (Einheit der Schrift) qui exclut le gras et l’italique et impose l’emploi d’un même corps pour tout un ouvrage. On revient à une typographie centrée, à l’ornementation plus classique et globalement plus sobre.

Le personnel de l'imprimerie Poeschel & Trepte le 1er octobre 1920

Le personnel de l’imprimerie Poeschel & Trepte le 1er octobre 1920, à l’occasion du 50e anniversaire de sa fondation.

Ces initiatives ne sont pas sans défaut (elles versent trop souvent dans « l’historicisme ») mais elles ouvrent la voie d’une régénération. Malheureusement, par une belle journée d’été 1914, les dirigeants européens mettent un terme à tout cela au nom de l’intérêt supérieur des nations et de l’industrie. Quatre longues années plus tard, le traumatisme de la Première guerre mondiale impose de créer une nouvelle typographie, indépendante des modèles prédéfinis, débarrassée de ses anciennes connotations, et reflétant l’âme, la vie et la sensibilité visuelle de son époque.

La quête de la fonctionnalité

La Première guerre mondiale accentue une tendance, née au début du siècle en Russie et en Allemagne, visant à réconcilier l’art, l’artisanat et l’industrie pour améliorer la qualité de la production de masse. Les constructivistes envisagent la mécanisation comme une réponse à la pauvreté des masses, et l’on cherche à rationnaliser les objets, à les débarrasser de toute surcharge décorative pour en révéler la beauté « fonctionnelle ». La forme doit être déterminée par l’emploi de l’objet, ses matériaux et son procédé de fabrication. En somme, on veut tourner le dos à l’art élitiste du XIXe siècle pour mettre une beauté dépouillée et utile à la portée de tous.

L’ambition du Bauhaus

Affiche Kandinski par Bayer, 1926

Affiche d’exposition consacrée à Kandinski, réalisée en 1926 par Herbert Bayer, directeur de l’atelier de typographie du Bauhaus.

En 1919, l’architecte Walter Gropius prend la direction de la Staatliches Bauhaus et définit ainsi la mission de l’école :

L’édifice complet est le but final des arts visuels… l’artiste est un artisan exalté. […] La maîtrise technique est essentielle à l’artiste. Là se trouve une source d’imagination créative.

L’objectif : créer un environnement acceptable pour l’homme dans la société industrialisée, en s’appuyant sur le mariage de l’art et de l’industrie. L’artisanat, autant humain que technique, constitue un moyen d’y parvenir mais non une fin. Contrairement aux Vhutemas, les ateliers supérieurs d’art et technique russes, le Bauhaus bénéficie du soutien de l’industrie et parvient donc à dépasser le stade du prototype et à concrétiser cette vision.

Les implications pour la typographie

Conformément à cette vision nouvelle de ce que nous appellerons le design, la typographie se doit, elle aussi, d’être fonctionnelle et débarrassée de tout élément superflu. La typographie traditionnelle, telle qu’elle est pratiquée au XIXe siècle, fait donc l’objet d’une critique sévère.

Critique de la typographie traditionnelle

Rappelons tout d’abord que la typographie traditionnelle ou centrée décrit une mise en page symétrique, dans laquelle le texte est centré ou justifié, et composé en caractères à empattements. Elle vise l’uniformité du gris et la beauté formelle… et c’est précisément ce que lui reproche Tschichold : elle est, selon lui, inflexible, ornementale et non fonctionnelle, et fait passer la forme pure avant le sens.

La vertu de la typographie décorative réside dans l’agencement facile de lignes d’une longueur fortuite, outre la rigidité de la silhouette recherchée, ce qui accroît souvent la difficulté de la conception.

La typographie traditionnelle veut appliquer les mêmes règles à tous les textes de manière uniforme au lieu de s’adapter au message, ce qui constitue un obstacle à la fonctionnalité et au sens.

Il ne faut pas non plus négliger l’impact de la guerre sur les esprits. La volonté de rupture avec le passé est réelle et le milieu artistique, également imprégné des idéaux socialistes, se méfie de l’expression des nationalismes. Or il faut savoir qu’à l’époque, chaque pays avait ses caractères de prédilection et ses pratiques typographiques propres, si bien qu’on pouvait aisément deviner où avait été imprimé un livre en observant le texte. Ce phénomène explique en partie l’empressement avec lequel on abandonne les caractères à empattements pour adopter les linéales, neutres par leur forme et protégées des connotations par un usage jusque là très limité.

Extrait du spécimen du Caslon

Extrait du spécimen du Caslon, caractère datant de 1722 (ou environ) et très largement utilisé en Angleterre et aux États-Unis dans la deuxième moitié du XIXe.

Sens et visée de la nouvelle typographie

Pour satisfaire l’exigence de fonctionnalité, la nouvelle typographie veut hiérarchiser l’information présentée, à l’opposé du gris uniforme de la typographie classique. Les compositions asymétriques, plus flexibles et plus dynamiques, semblent mieux répondre aux besoins de l’époque. Pour Tschichold, la typographie doit s’appuyer sur les recherches de la peinture moderne en matière de rythme et de proportion : dans une composition libérée de l’ornement, chaque élément acquiert une importance nouvelle, et l’interaction de leurs relations visuelles sur l’effet général est plus important qu’avant.

D’autre part, il est important d’accepter et d’exploiter la mécanisation en dépit de son imperfection (on cherchera par contre à l’améliorer). Les procédés d’impression (typographie, gravure, offset) doivent également être étudiés de près.

Notre objectif doit toujours être de produire une composition lucide avec les moyens les plus directs.

Cette phrase de Tschichold résume le double souci d’efficacité de la nouvelle typographie : intelligibilité et économie. Cette approche neuve se caractérise par un ancrage profond dans le réel, le tangible, la maîtrise des techniques, la connaissance des matériaux, mais l’utilitarisme ne suffit pas : c’est le contenu spirituel d’un travail qui en fait la valeur.

Le nouveau mouvement vise à produire une nouvelle beauté à la fois plus étroitement liée à ses matériaux que les méthodes précédentes, mais dont les horizons se situent bien au-delà.

Nouvelle typographie et art abstrait

Cette première partie sur l’émergence de la nouvelle typographie s’achève, mais je tiens, pour élargir un peu l’horizon de cet article et parce que la typographie a évolué main dans la main avec les autres disciplines artistiques, à conclure sur le parallèle établi par Tschichold avec l’art abstrait de son époque.

La typographie traditionnelle dérive beaucoup de l’architecture des façades de la Renaissance. Par contre, si la typographie moderne et l’architecture moderne présentent clairement des liens, la première ne dérive pas de la seconde : elles dérivent toutes deux de la peinture moderne qui leur a donné un nouveau sens de la forme.

László Moholy-Nagy, Composition A 19

László Moholy-Nagy, Composition A 19, 1927

En matière de peinture, le sujet peint n’a que peu d’importance pour un bon peintre : il lui fournit simplement l’opportunité de peindre des relations signifiantes de couleurs et de formes. Depuis la photographie, la tâche du peintre est d’explorer couleurs et formes sur une surface plane. Une peinture comme celles de Moholy-Nagy ne montre que des formes pures et ne contiennent aucun ornement. Les ornements, qui sont à l’origine des abstractions symboliques d’objets réels, ont ensuite perdu leur sens et été réduits à de simples motifs décoratifs.

Une peinture abstraite n’a pas de sujet, elle est elle-même le sujet — un sujet ayant une finalité tout à fait claire. C’est un appel à l’ordre, un moyen pour le progrès de l’humanité. Elle n’est pas passive, elle est dynamique.

Le lien entre typographie moderne et peinture moderne réside donc dans la similarité des méthodes. Dans les deux, l’artiste doit d’abord procéder à une étude scientifique des matériaux à sa disposition puis, en employant le contraste, les forger en une seule entité.


J’espère que cette introduction — forcément lacunaire — vous aura donné envie d’en savoir plus sur cette période très riche et productive de l’histoire de la typographie et de l’art en général. Dans un prochain article, je m’appuierai sur Typographische Gestaltung pour explorer de façon méthodique, paramètre par paramètre, les recommandations de Tschichold en matière de composition. Et d’ici quelques temps, je vous parlerai encore de Tschichold, cette fois pour brûler tout ce qui aura été dit !

  1. Pour reprendre un exemple cité par Tschichold, certains faire-part de décès ressemblaient à des invitations à une garden-party. Notez qu’aujourd’hui on trouve ce style vraiment très joli et tellement authentique — et on essaie de faire pareil. Un jour je vous parlerai du letterpress revival. [retour]
  2. En Allemagne, les fraktur (que nous appelons souvent « gothiques ») sont restées très longtemps employées pour la composition du texte courant, car ces caractères sont aussi étroits que les mots allemands sont longs. [retour]

dans Histoire Par Anne-So